C’est à l’occasion de la venue récente à Thessalonique de l’arrière-petit-fils du diplomate français Jules Moulin sur les traces d'un passé familial hors du commun que nous nous sommes plongés dans l’histoire de l’assassinat des consuls de France et d’Allemagne, qui eut lieu en plein cœur de la cité ottomane le 6 mai 1876.
L’affaire, connue sous le nom d’« incident de Salonique »¹ – qui aura des conséquences diplomatiques durables et contribuera à la chute de l’Empire ottoman – se déroule dans une ville composée d’une mosaïque de communautés : Turcs, Juifs, Grecs, et peuples alentour (Albanais, Bulgares, Valaques, etc.). Tous cohabitent depuis des siècles, mais les insurrections en différents points de l’Empire ottoman² amorcent certaines tensions dans la ville. C’est dans ce contexte que, le 5 mai 1876, une jeune Bulgare chrétienne issue d’un village des environs arrive par le train à Salonique afin d’officialiser sa récente conversion à l’Islam auprès des autorités ottomanes. Sa mère, n’étant pas parvenue à la dissuader, demande de l’aide aux abords de la gare pour tenter d’empêcher les démarches. Un groupe de chrétiens répond à l’appel et emmène mère et fille à la résidence du vice-consul américain³, dans le quartier franc.
Les rumeurs de l’incident se répandent dans la ville, et dès le lendemain, des musulmansse rendent au konak, le siège du gouverneur ottoman, exigeant que la jeune fille soit restituée aux fidèles. Les heures passent, les tentatives pour la faire revenir n’aboutissent pas, la foule grossit et se déplace dans la mosquée voisine⁴. Les consuls de France et d’Allemagne, Jules Moulin⁵ et Henry Abbott, se rendent sur place afin de voir le gouverneur et tenter une médiation, mais ils sont interceptés et séquestrés dans l’enceinte de la mosquée. Des échauffourées éclatent et se terminent par le lynchage à mort des deux consuls à coups de barres de fer, de bâtons et de couteaux. Ils avaient respectivement 39 et 34 ans.
Les puissances européennes réagissentimmédiatement et somment la Sublime Porte⁶ d’intervenir, vite et fort : elles exigent une indemnisation de taille, des funéraillessolennelles et des punitions exemplaires pour les coupables. Six personnes seront notamment pendues en public, tout près de la Tour blanche, dans les jours qui suivent. Des navires, grecs, italiens, britanniques, russes, allemands et français sont dépêchés sur place. À bord de l’un deux se trouve l’officier de marine Louis-Marie-Julien Viaud, qui deviendra l’illustre écrivain Pierre Loti et s’inspirera de ce séjour pour son premier roman, Aziyadé (publié en 1879).
Jules Moulin était un diplomate de métier. Entré au ministère des Affaires étrangères en 1858, il avait été nommé à Tunis en 1862, puis à Sarajevo⁷ en 1866, avant de rejoindre Salonique en 1869. Là, il avait épousé Mary Abbott, sœur de l’autre victime du meurtre, Henry Abbott, tous deux membres d’une famille anglaise, d’obédience orthodoxe, qui comptait parmi les plus puissantes de la ville. Les deux hommes étaient donc beaux-frères, et plusieurs des protagonistesavaient des liens familiaux ou étaient associés en affaires. Si Henry Abbott fut inhumé à Salonique, le corps de Jules Moulin, fut, lui, rapatrié en France par bateau puis inhumé au cimetière Montparnasse⁸, après une cérémonie à l’église Saint-Germain-des-Prés en présence de Louis Decazes, le ministre des Affaires étrangères de l’époque. Une plaque porte aujourd’hui son nom, avec celui de quatre autres diplomates morts dans leurs fonctions, dans le bâtiment des Archives du ministère des Affaires étrangères. À Thessalonique, nous avons la rue des Consuls, tout près du lieu où les deux hommes furent assassinés. --
¹ Parfois appelé le « massacre des consuls » dans la presse de l’époque. ² Grecs dès 1821 ; Serbes en Bosnie-Herzégovine en 1875-1878 ; Bulgares en avril 1876. ³ Pericles Hadji-Lazzaro, aussi orthodoxe, proche de la famille Abbott avec laquelle il est associé en affaires. ⁴ Mosquée Saatli, disparue lors du grand incendie de 1917. ⁵ De son nom de naissance Pierre-Jules Moulin. ⁶ Siège du gouvernement de l’Empire ottoman à Istanbul. ⁷ Sarajevo portait à l’époque le nom de Bosna-Séraï. ⁸ Un buste a été érigé dans le cimetière à sa mémoire. |
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